► Evelyn ne supporte pas les fumeurs: dès qu'elle en croise un dans la rue, elle lui arrache sa cigarette des mains avant de partir en courant.
► La jeune femme est victime d'insomnies et ce depuis sa plus tendre enfance. Généralement, Evelyn profite de tout ce temps perdu pour compter le nombre de ces victimes, ce qui lui occupe une bonne partie de la nuit.
► Elle a quitté le domicile familial à l'âge de dix-sept ans afin de vivre avec son petit ami et n'y a jamais remis les pieds, même après la mort de ce dernier. Elle vit donc seul dans un petit trois pièces miteux contenant uniquement un lit complètement défoncé ainsi qu'un frigo rempli d'alcools en tous genres.
► Depuis quelques mois, Evelyn travaille dans une boite de strip-tease afin de payer son loyer, son seul et unique but étant d'économiser suffisamment d'argent pour se tirer de cette ville.
► Lorsque son ancien patron a tenté de la mettre sur le trottoir, la jeune fille lui a lancé un vase au visage avant de lui présenter sa démission: bien qu'elle ne croit plus en l'amour et enchaine les conquêtes d'un soir, elle refuse de s'abaisser à un tel niveau.

Lorsque je poussai la porte de mon petit appartement de banlieue, ce matin-là, je savais déjà ce que j'allais y trouver. Un frisson m'avait parcourue la colonne vertébrale à l'instant même où mon pied s'était posé sur le parquet mité de la pièce minuscule qui faisait office de salon et malgré cela, rien n'aurait pu me préparer au triste spectacle auquel j'étais visiblement destinée à assister: Craig, étendu sur le sol, un pistolet dans la main droite, baignait misérablement dans son propre sang. Incapable de proférer le moindre son, je sentis mes jambes m'abandonner peu à peu et me rattrapai in extrémis au bord de la bibliothèque. Je savais pertinemment que ma colère grandissante n'était pas le sentiment approprié à une jeune femme qui venait de perdre son compagnon et pourtant, je ne pouvais m'empêcher d'éprouver une haine farouche pour cet homme qui m'avait lâchement abandonnée. Comment avait-il pu me faire une chose pareille ? Étouffant un sanglot, je me mordis violemment la main et m'interdis de pleurer; je ne comptais pas lui faire ce plaisir. À quoi pouvait bien penser ce salopard en appuyant sur cette foutue gâchette ? À moins d'apprendre le maniement de la magie, j'étais tout bonnement incapable d'éponger ses dettes de jeu et Graig en était parfaitement conscient. Il avait donc choisi la facilité, me laissant ainsi en proie à une immense détresse: si son ancien compagnon de jeu ne recevait pas rapidement la totalité de la somme qu'il lui devait - soit plus de quinze mille dollars -, la police retrouverait mon corps criblé de balles avant la fin du mois. À cette pensée, la peur se fit une joie de prendre le dessus dans mon esprit et tous les rares sentiments que j'éprouvais encore pour Craig disparurent instantanément. Si ce connard pensait s'en sortir comme ça, il se fourrait le doigt dans l’œil. En effet, j'avais bien l'intention de lui prouver que, riche ou non, je ne le laisserais pas m'avoir aussi facilement: j'allais rembourser cet enculé de Lonnegan et ce quel qu'en fût le prix à payer. Refermant la porte derrière moi, j'essuyai une larme d'un geste rageur avant de quitter à tout jamais l'immeuble qui venait d'être le témoin de mon inexorable descente aux enfers.

Autour de moi, le port était en pleine ébullition. Les marins les plus expérimentés se gargarisaient de leurs exploits du jour à grand renfort de gestes et de cris tonitruants, tandis que les matelots enchainaient les allers-retours entre les différents paquebots. Les marchandises, venues du bout du monde, semblaient peser une tonne, me donnant la curieuse impression d'admirer un défilé de vieillards au dos voûté. « Alors comme ça, mademoiselle est de retour en ville ? », s'enquit soudain une voix grave, qui me fit froid dans le dos. Moi qui pensais enfin pouvoir jouir d'une tranquillité amplement méritée, voilà que mon passé me rattrapait de manière particulièrement cruelle. En effet, j'avais bien vite réalisé que mes maigres moyens ne me permettraient jamais de rembourser Lonnegan. J'avais donc pris la fuite durant quelques temps, me cachant tout d'abord chez mon frère avant que ce dernier ne décide de me mettre à la porte sans raison apparente: j'imagine que mes cauchemars à répétition avaient fini par le lasser... Après cela, je m'étais faite discrète, errant dans les rues de la ville tel un fantôme, terrorisée à l'idée que Lonnegan ne m'attende au coin d'une ruelle sombre pour me faire la peau sans même me donner l'occasion de m'expliquer. Puis, voyant que mes craintes ne se réalisaient pas, j'avais repris le cours de ma vie en pensant naïvement que mon ancien ennemi m'avait tout simplement oubliée. Grossière erreur. « Écoute Lonnegan, j'peux pas t'payer et tu le sais très bien. Laisse-moi juste quelques semaines, je t'en prie ! » suppliais-je d'une voix blanche. « J'ai trouvé un petit boulot dans un bar. En travaillant correctement, je pourrais te donner le fric d'ici environ un mois, je le jure ! » « Tu te fous de ma gueule ? T'as déjà gagné un putain de sursis en quittant la ville; tu ne crois tout de même pas que j'vais t'accorder un délai supplémentaire ? » À en juger par les flammes qui brûlaient dans ses yeux, Lonnegan était sérieux: il voulait son blé, et il le voulait maintenant. Bien trop effrayée pour esquisser le moindre geste, je le vis, impuissante, s'approcher de moi à grandes enjambées. Il me saisit alors la gorge et me plaqua contre le mur avant de plonger son regard dans le mien. Avec un mince sourire, il me susurra: « Mais dis-moi, c'est que t'es plutôt mignonne, en fait ! Un peu maigre, mais j'imagine que tu feras l'affaire. » Est-ce que ce misérable porc était réellement en train de me faire des avances ? Sans prendre le temps de lui poser la question, je rassemblai mon courage et lui asséna un bon coup de genou dans les parties. Lonnegan se plia alors en deux, me donnant une ultime occasion de m'enfuir; ce que je fis immédiatement. La direction m'importait peu. Tout ce que je désirais, c'était échapper à ce salopard et à ses mains baladeuses: croix de bois, croix de fer, j'aurais préféré crever plutôt que de me laisser toucher par ce monstre. Malheureusement, je ne possédais qu'une maigre connaissance des quais et eus tôt fait de me faire rattraper. Désormais allongée à même le sol, immobilisée par le poids de Lonnegan, je tentais de me débattre tout en sachant pertinemment que je n'avais aucune chance face à la carrure imposante de ce salopard. « Tu sais, j'en ai rien à battre de ton fric. » me souffla-t-il. « Craig n'était qu'un parmi tant d'autres: je ne compte même plus le nombre d'abrutis qui me doivent des millions, dans cette ville. En revanche, j'ai un grand besoin de compagnie, si tu vois ce que je veux dire... » « Encore un mot et je hurle. » déclarais-je simplement. « Fais-toi plaisir, ma belle. Personne ne sera là pour t'entendre. » Jetant un coup d'oeil autour de nous, je m'aperçus avec horreur que le port était désormais désert. En ce qui concerne la suite de l'histoire, Lonnegan avait raison: personne ne m'entendit crier.

Il était aux alentours de dix heures du matin lorsqu'un rayon de soleil traversa les rideaux de la chambre et s'abattit sournoisement sur mon front. Entravée par les couvertures qui couvraient mon corps tant bien que mal, je grognai quelques noms d'oiseaux et m'enfouis la tête sous l'oreiller. Avec un peu de chance, un nuage salutaire m'offrirait quelques minutes de sommeil supplémentaires ! Après tout, je l'avais amplement mérité: mes insomnies avaient fait leur grand retour et cela faisait plus de trois nuits que je n'avais pas fermé l’œil - sans parler de mes parties de jambes en l'air à répétition qui, question repos, ne m'étaient pas d'une grande d'aide. Depuis ce fameux jour, sur le port, je n'avais plus jamais entendu parler de Lonnegan. Ce salopard était peut-être un violeur, mais un violeur honnête: il avait tenu parole en supprimant ma dette et me laissait désormais vivre ma vie. Malheureusement, je n'étais pas ressortie indemne de cet épisode. J'enchainais les conquêtes et sombrais lentement dans l'alcool, sans aucune envie de reprendre le contrôle sur mon existence. Mais bien que cette dernière fût dénuée de sens, je n'avais jamais eu le courage d'y mettre fin, comme si le peu d'espoir qui me restait refusait de renoncer et d'admettre l'évidence: depuis la mort de Craig, mon corps n'était plus qu'une coquille vide naviguant au gré des courants de la vie.